Chapitre 11
À une extrémité de la grande table, était assis un homme en chemise blanche et cravate bleu marine, auquel la calvitie avait dégarni le front. Les rares cheveux qui lui restaient, coupés très courts, lui faisaient une toison grise. Les rides naissantes de son visage indiquaient qu’il avait dépassé les cinquante ans, mais elles s’agençaient de manière à lui donner un air malicieux qui le rajeunissait. Ses yeux bleus brillaient de vie et – auraient ajouté certaines personnes – de vice. Il venait de visionner sur grand écran toutes les scènes de sexe qui s’étaient déroulées au bord des piscines. Néanmoins, son costume était celui d’un homme d’affaires. La climatisation, autorisée grâce au matériel informatique présent dans la salle, lui permettait de porter des chaussures noires impeccablement cirées.
C’était Walter Nemeth, le fondateur et directeur de production d’Eumédia.
Huit femmes étaient assises autour de la table, dont six techniciennes en petite jupe et chemisier bleu clair portant le logo de leur société. Il y avait aussi deux adjointes dont Elena Muraro, qui portait la même robe et avait la même coiffure que lors de son entretien avec Maylis. Le rouge à lèvres avait en revanche été renouvelé. Elles constituaient l’équipe du centre de contrôle. Des écrans sortaient de la table pour leur délivrer des images, des graphiques et des tableaux de chiffres. D’autres, beaucoup plus grands, recouvraient les trois murs. Ils faisaient ressembler ce lieu à la salle de contrôle d’une agence spatiale, mais ce n’était pas des décollages de fusées que l’on voyait. C’était le plus souvent des corps nus qui s’affichaient, parfois des coïts avec toutes les variantes proposées par la pornographie : fellations, éjaculations externes, cunnilingus ou sodomies.
Présentement, Elena avait sur son écran une image de Habib dans son état d’érection maximale. C’était une reconstitution effectuée à partir de vidéos. Elena pouvait faire tourner le participant pour le regarder de tous les côtés.
Pendant qu’elle le faisait sans y prêter une grande attention, Nemeth était perdu dans ses pensées et les techniciennes le regardaient en attendant qu’il émerge de ses réflexions et prenne une décision probablement capitale.
« Pour la première fois depuis que j’ai créé ce jeu, j’ai un doute, déclara-t-il. Ce Léo est un personnage fascinant. Andrea, je te félicite de l’avoir choisi.
— Merci monsieur, répondit une voix féminine venant de partout à la fois.
— Mais je dois te reprocher d’avoir trop bien fait ton travail, parce que ce garçon me pose problème. Il a compris que le spectacle se déroule dans la rue. Le monde est une gigantesque scène et, nous autres, les cinéastes, nous ne faisons que lui renvoyer sa propre image. C’est encore plus vrai dans le domaine de la pornographie. Les hommes qui la regardent ne font que voir leurs propres fantasmes. »
Nemeth reprit après une pause :
« Au fait, la prostituée qu’il a traînée dans la rue par le vagin, elle s’appelle comment ?
— Juliette Gret, répondit une technicienne. Elle espère faire des études de cinéma.
— Ah bon ? Dans le porno, j’espère !
— Nous n’avons pas d’information.
— Alors comme ça, Léo est copain avec une fille qui veut faire du cinéma. Si je n’étais pas superstitieux, je dirais que c’est un signe du destin. Vous pensez que leur relation est sérieuse ?
— C’est difficile à dire.
— Je peux voir quelques images ? »
Aussitôt, des écrans muraux s’allumèrent et l’on vit Léo et Juliette filmés par des caméras de surveillance, avançant dans des rues et à travers un parc, deux doigts du garçon plantés dans le vagin de la fille. Nemeth les contempla le visage plissé par un grand sourire.
« J’adore cette scène ! s’écria-t-il. Figurez-vous que durant toute ma carrière, je n’ai jamais pensé à filmer quelque chose comme ça. Est-ce que Léo sait qu’il a été choisi pour ça ?
— Je pense qu’il s’en doute, répondit Elena. Mais personne ne lui en a parlé.
— C’est bien. Il doit l’ignorer jusqu’à la fin. Nous lui en parlerons ensuite, parce que je veux qu’il figure parmi les gagnants.
— Vous n’avez encore jamais truqué le jeu.
— Il faut un début à tout, ma chère Elena.
— Et pour Rachel ? Que fera-t-il si elle est tuée ?
— Eh bien, je pense qu’il n’en mourra pas… Cette Juliette Gret compte probablement plus dans le jeu qu’elle. Andrea, pouvez-vous me donner une documentation ? »
Les images de Juliette continuaient à défiler sans aucun son. Un court instant plus tard, un bruit de talons se fit entendre et une jeune secrétaire entra dans la pièce en tenant quelques feuilles de papier. Elle portait un chemisier et une jupe réglementaires. Nemeth n’oublia pas de reluquer ses cuisses pendant qu’il prenait les documents, puis il la remercia et la regarda partir.
Il survola en vitesse les informations et les photos qu’Andrea avait trouvées.
« Elle a le profil pour participer au jeu, jugea-t-il. J’aime ce genre de fille. Je crois que demain, je la ferai venir ici. »
Les techniciennes s’échangèrent des regards. Elles savaient que leur patron n’allait pas se contenter d’une simple conversation.
Après avoir posé les papiers devant lui, il s’accorda un moment de réflexion, le coude sur la table et la main sur la bouche. On voyait presque les pensées virevolter sur son front.
« Non, je ne vais pas truquer, déclara-t-il. On s’en apercevrait. J’apporterai cependant une aide discrète à Léo. Andrea, à combien évalues-tu ses chances de survie ?
— À soixante et onze pour cent, monsieur.
— Seulement ?
— Il a d’excellents adversaires.
— Loubna ?
— Oui, mais Maylis compte également pour beaucoup. »
L’évocation de cette jeune fille fit de nouveau réfléchir Nemeth.
« Oui, elle a été bonne, répondit-il.
— J’estime qu’elle se contentera de se défendre mais qu’elle le fera très bien, poursuivit Andrea, or Léo semble intéressé par elle.
— D’autres garçons également. Cette fille est splendide, intelligente et prête à tout pour assurer sa survie. Dans la forêt, elle nous a offert une scène d’anthologie. J’aimerais avoir un affrontement entre Léo et Maylis.
— Si cela se produit, vous risquez de perdre Léo, opina Elena.
— Dans ce cas, nous mettrons deux garçons face à elle. »
Elena se sentit mal à l’aise. Elle savait que Nemeth souhaitait la mort de Maylis, pour les besoins du spectacle. Ce devait être une mort en beauté, c’est-à-dire très sanguinolente.
« Est-ce que cela vous attristerait ? demanda Nemeth.
— Non monsieur, répondit Elena en fuyant son regard.
— Si, avouez-le ! L’idéal serait qu’elle soit tuée après s’être longuement défendue, voire après avoir vaincu un garçon. Il n’y a rien de plus beau que la chute d’une héroïne. Mais je ne suis pas scénariste. Vous savez très bien que je n’obtiens pas toujours ce que je souhaite. Nous sommes dans un jeu, pas dans un film. De plus, les spectateurs ont la possibilité de l’influencer. »
Elena et son patron s’affrontèrent du regard et ce fut la première qui céda.
« Quant à Loubna, elle doit mourir pour les mêmes raisons, reprit Nemeth, mais de préférence à la moitié du jeu. C’est une lionne, or il n’y a rien de plus passionnant que de voir un grand fauve abattu par des chasseurs après avoir été traqué. Elle ne participe au jeu que pour cela. »
Il conclut avant de clore cette réunion :
« Je verrai ce que je peux faire demain matin avec Juliette. Je parlerai à Léo par son intermédiaire, puisque je m’interdis de le faire directement. Je vous retrouverai au début de la présentation, mesdames. »
Walter Nemeth quitta son fauteuil et retourna dans son bureau.
« Si ça ne tenait qu’à lui, toutes les filles seraient tuées, dit Elena.
— Mais il n’y aurait plus de jeu, répondit Jade, la seconde adjointe.
— Qu’est-ce qu’il veut faire avec Léo ?
— Je n’en ai aucune idée. »
Elena n’osait pas dire ce qu’elle avait en tête, puisque les conservations étaient écoutées. Comme elle connaissait des endroits dépourvus de micro, elle se leva.
« Où vas-tu ? demanda Jade.
— Pause pipi », répondit-elle.
En réalité, elle avait l’intention de rencontrer Jared.