Désirs de nymphes – 7

Après cette fraternisation – ou plutôt sororisation –, les nymphes m’initièrent à une autre forme de plaisir plus léger : la gastronomie. Du moins, si l’on pouvait appeler ainsi l’absorption d’aliments crus. Hiordis ramassa dans la rivière des algues vertes pourvus de globules. Quand on les mettait sous les dents, ils éclataient en libérant un liquide sucré. Je fis l’expérience et je les trouvai plutôt bons. Ainsi, il y avait de la nourriture dans toutes les rivières que j’avais parcourues, mais mon ignorance aurait pu me faire mourir de faim.

J’appris également que cette eau était non seulement potable, mais encore que l’on pouvait vivre rien qu’en la buvant. Mes connaissances de biologiste en herbe m’en donnèrent tout de suite la raison : elle contenait des algues microscopiques, une sorte de plancton, qui faisait office de nourriture. Mais il fallait sûrement avoir l’appareil digestif préparé pour cela.

« Où peut-on trouver des fruits ? demandai-je.

— Il faut les chercher dans la forêt, répondit Hiordis. Mais ils sont tout petits. Comme nous sommes des nymphes de rivière, nous préférons chercher notre nourriture dans l’eau.

— Il vous arrive de manger des poissons crus ?

— Oui. »

Brrr. Comme Gollum.

« Ce sont de petits poissons que nous avalons sans les mâcher, précisa Hiordis après avoir remarqué ma grimace. Ils laissent un bon goût sur la langue.

— J’essaierai une autre fois. »

Judith m’avait parlé de fruits et de racines. Si elle m’avait parlé d’algues et de poissons crus, je me serais moins empressée de venir ici. Faire un feu pour cuire sa nourriture, il ne fallait pas y penser. Je ne trouvais rien qui pût s’enflammer, comme des brindilles ou de la paille, et il n’y avait rien non plus pour allumer un feu : pas de silex. De toute façon, tout ce que j’avais touché, même des branches ou des fragments de troncs d’arbres morts, m’avait paru gorgé d’eau.

« Est-ce qu’il y a des orages ? m’enquis-je.

— Oui, de temps en temps. »

Je ne demandai pas s’ils pouvaient allumer des incendies, puisque cela ne me semblait pas possible. Et puis, ce n’était pas très souhaitable.

Je discutai avec toutes les nymphes, mais surtout avec Hiordis, parce que nous étions les deux seules Européennes du groupe. Malgré le temps qu’elle avait passé dans le monde des nymphes, elle n’avait pas oublié ses origines. En l’interrogeant, j’eus la conviction qu’elle avait vécu chez les ancêtres des Viking, sans vraiment en avoir la certitude. Elle était en tout cas née sous des latitudes élevées, car elle me parla de nuits très longues et glacées en hiver.

« Arriver dans cette forêt étouffante, ça a dû te changer beaucoup, dis-je.

— Oui, beaucoup ! » répondit-elle en éclatant de rire.

L’air était tellement chaud, humide et lourd qu’il semblait me peser sur la peau. J’en oubliai ma nudité et je me disais que les habitants de la forêt amazonienne devaient ressentir la même chose que moi. Mais la ressemblance s’arrêtait là, parce que la vie des nymphes était très proche de celle des animaux.

Après avoir suffisamment croqué d’algues, tout en avançant vers l’aval de cette rivière, j’eus envie de me soulager les intestins – je ne l’avais pas fait depuis la veille. Je fus bien obligée de le dire à mes compagnes et je sortis de l’eau afin de me cacher derrière un arbre, mais tout le troupeau des nymphes me suivit. Il n’y eut pas moyen de s’en débarrasser. Pour la première fois, elles firent allusion aux prédateurs qui rôdaient, sans me dire à quoi ils ressemblaient, et je ne voulus pas pousser trop loin ma curiosité.

J’en fus réduite à m’accroupir devant tout le monde et à lâcher ma crotte, ainsi qu’un jet d’urine, sous des regards attentifs. J’aurais pu en devenir rouge de honte, mais cela paraissait tellement naturel ! Je comprenais pourquoi les toilettes de la maison de Didier et de Judith ne pouvaient pas être fermées : les satyres et les nymphes n’avaient aucune intimité. Pendant que je me frottai les fesses sur des mousses pour les nettoyer, l’une de mes amies se pencha sur ma crotte pour l’examiner. Elle avait une peau blanche et des cheveux noirs, avec un visage lisse qui me semblait avoir un caractère extrême-oriental très atténué. Son nom, difficile à prononcer, pouvait s’écrire Goëldja.

Je ne fus pas longue à comprendre que les crottes des nymphes étaient très différentes des miennes, à cause de leur alimentation, d’où leur curiosité.

Pour le reste, leur comportement était conforme à ce que j’avais attendu. Elles se comportaient comme des gamines, sautillant et gambadant dans tous les sens, plongeant dans l’eau en poussant des cris et s’aspergeant. Je n’étais pas de caractère particulièrement réservé, mais à côté d’elles, je passais pour quelqu’un de grave. La vue de leur gaieté m’inspira d’ailleurs une pensée assez triste : que deviendraient ces filles si les êtres humains faisaient irruption dans leur monde ? Elles seraient sûrement refoulées dans des zoos ou forcées de se rhabiller, leur forêt serait rasée et des promoteurs immobiliers se disputeraient son sol. Je comprenais pourquoi la circulation entre les deux mondes était limitée. Peut-être la porte était-elle fermée à certaines époques, quand les satyres n’avaient pas besoin de « recruter » de nouvelles nymphes. Il faudrait que j’en parle à Didier.

Si j’étais moins gaie que mes compagnes, c’était aussi parce que j’étais fatiguée. Je n’avais pas fait de randonnée comparable depuis mes dernières vacances, et j’avais associé la nage à la marche. J’avais beau être une bonne nageuse, cela restait un sport qui dépensait beaucoup d’énergie. Peu avant d’arriver à la clairière promise, je réclamai une pause et je m’allongeai au pied d’un arbre, la tête contre une racine et le corps reposant sur un lit de mousses. Hiordis s’installa à côté de moi et commença faire courir ses doigts sur ma poitrine, mais mon attention fut accaparée par une autre nymphe. Elle s’était accroupie et regardait un long jet d’urine sortir de son sexe, pour disparaître dans la végétation.

Encore ça !

Mais en observant ce liquide, je m’aperçus qu’il était beaucoup plus clair que de l’urine d’être humain. À peu de choses près, c’était de l’eau.

« Qu’est-ce qui t’intrigue ? demanda Hiordis.

— Rien…

— C’est de nous voir en train de pisser ?

Euh…

— C’est de l’eau, dit-elle en confirmant ce que j’avais pensé. Nous buvons beaucoup, donc nous urinons beaucoup. »

Tout me parut clair, si je puis dire. Les nymphes avalaient des litres d’eau afin de s’alimenter. Elles en filtraient les micro-organismes et rejetaient le reste. J’appris que le plus souvent, elles se soulageaient dans la rivière, ce que je ne pouvais pas voir. Elles étaient capables de rester longtemps immergées, mais je n’avais pas constaté qu’elles respiraient dans l’eau : elles avaient des poumons et non des branchies.

Après une petite période de repos, nous reprîmes notre route, toujours en suivant la rivière. Je repérai des amphibiens qui n’étaient pas de grande taille et que j’aurais volontiers regardé de près. Ils me firent revenir à ma conviction que j’étais dans une forêt du Carbonifère, où les plantes à fleurs étaient très peu répandues. Des graines avaient-elles réussi à franchir la porte pour « contaminer » ce milieu ? C’était possible. Tout cela excitait beaucoup ma curiosité de biologiste, mais je n’aurais sans doute jamais de réponse à mes interrogations, puisque je ne pouvais apporter aucun matériel d’analyse. Il me restait la possibilité d’emporter quelques plantes à mon retour, mais j’ignorais si Didier me le permettrait.

Le sol devint inégal et la rivière coula beaucoup plus rapidement. Nous fûmes conduites dans une dépression occupée par un immense lac d’où émergeaient quelques îles, parsemées d’arbres géants mais rares. Comme l’autre extrémité n’était pas visible, j’aurais pu me croire au bord de la mer, mais l’eau restait douce. Elle était aussi un peu vaseuse. Au lieu de marcher sur la berge, qui était dégagée, mes compagnes préférèrent la longer à la nage. Je restai immobile pour contempler ce paysage que je trouvai superbe, puis je suivis les nymphes.

Ce fut sur la berge que je vis les premiers satyres sauvages, sous un angle particulièrement appétissant. Certains se penchaient en cherchant quelque chose par terre, si bien qu’ils nous présentaient leurs fesses, et qu’entre leurs cuisses, on voyait leurs bourses. Les nymphes jaillirent de l’eau pour tourner autour d’eux en poussant des cris. Je sortis également du lac, mais plus loin, et je les regardai batifoler en souriant. Mes pieds s’enfonçaient dans une vase où poussaient de petites plantes qui n’étaient pas des mousses. Je m’accroupis pour les regarder de près et faire passer leurs minuscules feuilles entre mes doigts.

Une paire de pieds s’arrêta à côté de moi. Elles étaient prolongées par des jambes d’homme et un phallus non décalotté, qui ressemblait beaucoup à celui de Didier. Je remarquais que les satyres avaient tous de gros testicules alors qu’ils ne leur servaient à rien, puisqu’ils n’émettaient aucun spermatozoïde. C’est plutôt leur prostate qui aurait dû être développée. J’eus envie d’explorer le rectum de ce spécimen pour en avoir le cœur net.

À part cela, ce satyre avait une barbe plus développée que Didier, des cheveux bouclés et une pilosité qui lui donnaient une allure assez sauvage, mais il était beau et viril. Je lui serrai le pénis, exactement comme je l’aurais fait avec une main.

« Bonjour, dis-je.

— Tu viens visiter notre monde ?

— Oui.

— Et qu’est-ce que tu en penses ?

— Je resterais bien, mais je n’ai droit qu’à un jour et une nuit.

— Ça te dirait de passer la nuit avec moi ? »

Je me fais draguer ou quoi ?

« C’est possible ? demandai-je.

— Bien sûr que oui.

— Je croyais que les satyres et les nymphes ne vivaient pas ensemble.

— Il n’y aura qu’une nuit. »

Je décalottai son pénis et me déplaçai pour goûter à son gland. Il était d’une grande dureté et il sentait… la forêt. Je caressai également ses bourses un peu poilues, ne pouvant résister à l’envie de sentir ces attributs virils dans mes mains. Quant à lui, il toucha d’abord ma chevelure ruisselante.

« Tes cheveux sont très beaux. Très soyeux », jugea-t-il.

Normal, les nymphes n’ont pas mon shampoing.

Leur seul produit de beauté était le sperme des satyres, mais cela ne pouvait pas suffire. Elles n’avaient évidemment pas de vernis à ongles, et elles n’avaient aucun instrument pour les couper. Elles rongeaient donc ceux de leurs mains. Le résultat manquait de finesse.

Je me redressai.

« Nous ne nous sommes pas présentés, dis-je. Mais peut-être connais-tu déjà mon nom.

— Non, je ne lis pas en toi.

— Karine. »

Comme mes compagnes ne parlaient pas français, elles n’arrivaient pas à prononcer le r, si bien que mon nom devenait « Kaline ». Ma foi, cela ne me déplaisait pas.

« Je m’appelle Bernard, répondit le satyre.

— Pardon ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je m’attendais à un nom… plus exotique.

— En réalité, nous n’avons pas de nom. Cela nous permet de choisir à tout moment celui que nous voulons. Je sais d’où tu viens parce que je connais la nymphe et le satyre qui t’ont choisie.

— Judith et Didier ?

— Oui, c’est comme cela qu’ils se nomment actuellement.

— Quand sont-ils venus ? Est-ce qu’ils t’ont parlé de mon pays ?

— J’y suis allé.

— Ah bon ? Tu as vécu dans leur maison ?

— J’y suis passé il y a quelques années. »

C’est très intéressant, ça !

Voilà pourquoi Bernard ne se comportait pas comme les autres satyres.

« Et les autres, ils sont aussi allés dans le monde des hommes ?

— Oui, mais à des époques beaucoup plus reculées. »

J’eus envie de discuter seule à seul avec Bernard, et pour ce faire, je le tirai par sa queue. Il se laissa mener sans broncher, heureux que je m’intéresse tant à cette partie de son corps. Nous montâmes vers l’intérieur des terres, à un endroit où nous pûmes nous asseoir sans avoir les fesses écorchées ni salies, enlacés comme des amoureux.

Ce monde était un véritable trésor pour les historiens, puisque chacun de ses habitants était capable de décrire un pays ou un peuple à une époque de l’histoire de l’humanité. Je m’en assurai en demandant à Bernard de me donner une description de la France, ce qu’il effectua avec exactitude. De plus, la discussion se fit en français, puisque j’étais capable d’utiliser tout le vocabulaire moderne.

« Alors ta tâche est de recruter des jeunes filles ? demandai-je.

— Oui.

— Ce doit être un travail agréable.

— Oui, mais pas toujours couronné de succès.

— Je comprends cela.

— Tu n’as pas l’intention de rester ici ?

— J’aimerais bien, soupirai-je. Je ne crois pas que ce soit possible.

— Prends ton temps pour réfléchir. Quelques années s’il le faut. Pour nous, c’est peu de choses.

— Que ce soit un an ou cinq ans, le problème est le même.

— Il est difficile de savoir à quoi ressemblera ta vie dans cinq ans, répondit Bernard en me pressant un peu plus contre lui. Attends de voir ce qui va se passer. »

Je restai un moment silencieuse, bien que restant dans ma certitude de ne jamais m’installer dans cette forêt.

« Quand tu étais en France, tu vivais chez Didier ? questionnai-je.

— Non, j’avais une autre maison.

— Pour des gens qui ne possèdent rien, vous êtes assez riches.

— Les satyres et les nymphes ont des biens immobiliers dans le monde des hommes depuis des millénaires. En fait, depuis que la propriété privée existe. Nous nous les transmettons.

— Alors il n’est pas nécessaire de vivre dans cette forêt pour vous fréquenter.

— Non, mais il y a très peu de satyres dans ton pays. Et puis, ici, c’est agréable, tu ne trouves pas ? »

Nous contemplâmes le paysage en silence. Le soleil était toujours voilé, si bien qu’il ne nous chauffait guère, et il s’était beaucoup abaissé pendant mon voyage. Une atmosphère vespérale était en train de s’installer. Au loin, sur ma droite, je croyais distinguer une barrière de hautes montagnes.

« Ce paysage s’étend jusqu’où ? m’enquis-je.

— Très loin. Il occupe un continent tout entier.

— Comment un tel monde peut-il exister ? Comment a-t-il été créé ?

— C’est une autre planète.

— Mais elle ressemble beaucoup à la Terre à l’époque du Carbonifère ! Ces immenses forêts… Je trouve seulement qu’il y a moins d’insectes, et c’est tant mieux. On dirait que tout a été aménagé pour que les nymphes et les satyres puissent y être à l’aise.

— C’est normal, puisque nous y avons apporté une touche personnelle. À notre manière, bien sûr, par la magie.

— Comment êtes-vous arrivés ici ? D’après ce que Judith m’a dit, les satyres et les nymphes sont nés sur la Terre.

— Grâce à la porte, qui existait bien avant nous. Et avant cela, des centaines de millions d’années auparavant, il a existé d’autres portes. C’est la raison pour laquelle des plantes et des animaux de la Terre sont venus ici.

— Donc, les arbres qui sont devant nous, ce sont bien ceux du Carbonifère ? Je crois que ce sont des calamites.

— C’est exact.

— Mais comment se fait-il que ces arbres n’aient pas évolué pendant tout ce temps ?

— Ils sont très bien adaptés à cet environnement et celui-ci ne varie pas, donc ils n’ont pas de raison d’évoluer. La géographie et le climat sont très stables sur cette planète.

— Et les petites plantes à fleurs que j’ai trouvées dans la forêt, elles sont arrivées plus tard ?

— Oui. »

Mon intuition ne m’avait donc pas trompée.

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