Chapitre 5
Le voyage dura près d’une heure et fit faire à Maylis un saut de quatre cents kilomètres. Le taxi déploya des ailes et se transforma en un avion qui survola d’immenses étendues verdoyantes. Vues d’aussi haut, les villes se confondaient avec les forêts, surtout quand le ciel était voilé et que des troupeaux de cumulus s’y assemblaient. Seule sur l’un des quatre sièges de la cabine, Maylis effectua tout le voyage le nez collé à un hublot.
L’appareil réduisit progressivement sa vitesse et son altitude. Il se posa devant une construction qui était certainement très grande mais partiellement enterrée, à flanc de colline. Cela mettait ses habitants à l’abri des épisodes caniculaires.
Quand la porte s’ouvrit, la voix masculine qui avait accompagné Maylis pendant tout son voyage lui souhaita bonne chance. Elle détacha sa ceinture, remit ses sandales et sauta du taxi. Un homme en chemisette et pantalon de toile l’accueillit en lui tendant la main.
« Bonjour mademoiselle Kobal ! dit-il. Avez-vous fait un bon voyage ?
— Oui.
— Désirez-vous vous reposer ? Manger ou boire quelque chose ?
— Non. Il y avait tout ce qu’il fallait dans le taxi.
— Dans ce cas, je vais vous présenter à madame Muraro, qui vous fera signer vos contrats. Veuillez me suivre. »
Maylis franchit le seuil du bâtiment, traversa une salle vide, descendit à l’étage inférieur par un large escalier, marcha dans un couloir éclairé par des néons, puis entra dans un bureau sans fenêtres aux murs gris et à l’aspect aseptisé. Une femme d’une quarantaine d’années se leva pour aller à sa rencontre. Elle avait un air distant mais un œil scrutateur. Elle portait des escarpins à hauts talons et son corps harmonieux était dissimulé, des cuisses jusqu’à la poitrine, par une robe de soie pourpre. Sa chevelure châtain était attachée en un chignon très élaboré.
Elle donna une poignée de main tout à fait masculine à Maylis et la fit asseoir devant son bureau.
« Je suis Elena Muraro, une adjointe de monsieur Walter Nemeth, le directeur d’Eumédia, déclara-t-elle. Vous avez déposé votre candidature pour participer au Jeu du sexe et de la mort et elle a été approuvée. Vous êtes ici pour signer vos contrats, mais à ce stade, il est encore possible d’y renoncer. Je sais que si vous êtes ici, c’est parce que vous connaissez le principe de l’émission, mais j’ai le devoir de vous le rappeler. En avez-vous regardé quelques épisodes ? »
Maylis tortilla ses mains moites.
« Oui, dit-elle.
— La première partie est pornographique. On vous a affecté un hôte qui s’appelle Jared et qui s’occupera de vous dès que vous aurez quitté mon bureau. Vous prendrez une douche et aurez un rapport sexuel avec lui. Ce sera une sorte d’initiation. Les rapports que vous aurez ensuite, avec des hôtes et des concurrents, seront filmés et diffusés à la télévision. Ce sont eux qui contribueront à votre popularité. Dans la seconde partie de l’émission, les garçons essaieront de vous violer et de vous tuer. On vous donnera un poignard pour vous défendre. Nous nous arrangeons pour que, parmi les dix filles et dix garçons qui participent au jeu, cinq filles et cinq garçons soient tués. »
Elena avait prononcé les dernières phrases sans ciller. Maylis en eut un frémissement glacé.
« En deux mots, c’est le sexe et le sang, reprit Elena. Je pense que vous connaissez déjà cette formule qui a fait le succès de notre émission. Nous explorons la face violente de la sexualité. La seconde partie se situe donc bien dans le prolongement de la première. Elle en est une sorte de paroxysme. »
L’adjointe marqua une pause avant de poursuivre sur un ton plus doux, comme si elle réfléchissait à voix haute :
« Vous pensez que la violence est un fantasme masculin ?
— Oui, répondit Maylis avec hésitation.
— Oui, bien sûr, mais pas seulement. Une amie m’a dit avoir ressenti ses premiers émois érotiques en voyant des corps de sorcières suppliciées. Il s’agissait bien entendu de jolis corps entièrement dénudés. Aujourd’hui, elle écrit des textes érotiques et continue à souligner le lien qui existe entre le sexe et le sang. Connaissez-vous Gladiatrices ? »
De la lumière passa sur le visage de Maylis. Il était impossible de ne pas connaître ce jeu, même s’il avait été arrêté !
« Le principe était de mettre des femmes nues dans une arène semblable au Colisée, expliqua Elena. L’ambiance romaine était excellemment reconstituée, à cette différence près. Dans les premiers épisodes, il n’y avait pas vraiment de sexe, et pourtant, rien n’était plus érotique que de voir de magnifiques corps de femmes lardés de coups de glaive et baignant dans des mares de sang. C’était le jeu de ma jeunesse. Les producteurs ont pensé que plus de téléspectatrices seraient intéressées si elles pouvaient voir des entraîneurs nus. Leurs relations sexuelles avec les gladiatrices ont commencé à être filmées, mais ce n’était pas une bonne idée. Aujourd’hui, ce jeu n’existe plus et le nôtre a pris la relève. Il est beaucoup plus sexuel et laisse même une petite place à l’amour. Ne vous faites pas d’illusions, Maylis. Si vous voulez chercher l’homme de votre vie, vous n’êtes pas au bon endroit, mais des liens se tissent entre garçons et filles et cela contribue à l’intérêt de l’émission. Ça fait même partie intégrante du jeu. »
Maylis savait que des couples se formaient.
« Coucher avec un garçon peut vous garantir de ne pas être agressée par lui. S’il s’attache à vous, il n’essaiera pas de vous tuer. Ce jeu de la séduction a un rôle fondamental. En regardant les derniers jeux, vous avez dû remarquer que certaines filles sont très entreprenantes. Elles ont fréquemment effectué la chasse aux hommes dans les rues, en tant que prostituées. Vous ne l’avez pas fait mais nous avons vu que vous avez des points communs avec elles. Sans cela, vous n’auriez pas été sélectionnée. Il n’est toutefois pas nécessaire de les imiter. Essayez plutôt de rester telle que vous êtes et ce sera parfait.
— D’accord.
— N’entrez pas dans le jeu avec une tête d’enterrement. Avant la chasse, vous prendrez beaucoup de plaisir avec de vrais orgasmes en perspective. Vous verrez qu’ensuite, les choses se dérouleront toutes seules. Si cela peut vous rassurer, vous ne serez pas seule face à vos adversaires dans l’arène. »
Elena mit une liasse de feuilles de papier devant Maylis.
« Je vous demande de lire ceci et, si vous acceptez toutes les clauses, d’y mettre votre signature. Là, c’est l’acceptation du règlement. Il importe de savoir que si vous ne jouez pas le jeu, vous risquez de perdre tous vos gains et que vous en priverez du même coup vos bénéficiaires. Nous vous laissons trois jours pour les désigner. Vous y avez déjà réfléchi ?
— Oui.
— Vous savez comment vous êtes payée ?
— Je reçois des dons ?
— Il y a les dons conditionnels. On vous promet de vous offrir de l’argent si vous effectuez certaines choses, dont bien sûr des actes sexuels. Leur désavantage est que vous ne pourrez pas faire tout ce qu’on vous demandera. Il est même rare que l’on puisse exaucer les vœux du public. Il y a aussi les dons de récompense, ceux que les gens vous font parce qu’ils sont satisfaits de vous. Le simple fait de vous montrer nue suffit à vous rapporter de l’argent, c’est pourquoi vous ne porterez pas de vêtement et serez filmée en permanence, de jour comme de nuit. Avec ces deux types de dons, les téléspectateurs ont l’impression de pouvoir influer sur le jeu. »
Un accès payant à certaines scènes était proposé. Il ne représentait toutefois qu’une part marginale des gains.
« La plupart des gens donnent peu, mais les donateurs se comptent par millions, poursuivit Elena. Cela fait des sommes astronomiques, beaucoup plus importantes que les droits de diffusion. Il y a des filles qui sont reparties d’ici avec cent millions d’euros. Cela peut vous arriver. Pour cela, il faut que vous déchaîniez les passions. Mais je vous rappelle que vous avez une chance sur deux d’être tuée. Les garçons auront la consigne d’être rapides. En revanche, quand vous serez morte, ils pourront faire ce qu’ils veulent avec votre corps. Il sera incinéré et les cendres seront dispersées. Vos bénéficiaires recevront l’intégralité de vos dons, ainsi que vos droits de diffusion. Ils seront donc également vos héritiers. »
Elena poussa deux feuilles de papier vers Maylis
« Ce contrat est consacré à vos droits, commenta Elena. C’est ennuyeux à lire mais important. Nous ne pouvons tout simplement pas diffuser vos images sans votre autorisation. Prenez connaissance de l’utilisation qui en sera faite. »
Maylis se plongea dans la lecture des contrats sans vraiment les comprendre. Ses yeux ne firent que survoler les mots. Elle en remarqua certains, qui parlaient de ses gains ou évoquaient son possible décès. Elena se tut et recula dans son fauteuil pour la laisser terminer.
« Êtes-vous d’accord avec tout ? demanda-t-elle quand Maylis posa les contrats.
— Oui.
— Vous ne désirez pas prendre un instant pour y réfléchir ?
— Non.
— Alors mettez-y votre signature. »
On s’exprimait ainsi, mais il s’agissait en réalité de l’empreinte digitale. Maylis dut mettre une encre qui devenait visible sur le papier mais restait invisible sur la peau de son index.
Elle eut ensuite l’impression d’avoir scellé sa tombe. Les mots d’Elena revinrent dans son esprit : Mais je vous rappelle que vous avez une chance sur deux d’être tuée. Les garçons auront la consigne d’être rapides. En revanche, quand vous serez morte, ils pourront faire ce qu’ils veulent avec votre corps.
« Avez-vous peur ? demanda celle-ci.
— Non… Je veux dire… Ça fait une drôle d’impression.
— Je vous assure que ça va passer. »
Maylis s’efforça de se détendre.
« Quoi qu’il en soit, vous pouvez dire adieu à votre ancienne vie, reprit Elena avec un sourire. Pour symboliser cela, je vais vous donner une autre montre connectée. Posez votre poignet ici. »
Elena sortit un appareil de son bureau, se leva et s’approcha de Maylis. La montre de celle-ci s’emboîta dessus. Un voyant lumineux s’alluma, un signal retentit et le bracelet se défit. Les gens n’avaient pas la possibilité de retirer eux-mêmes leurs montres.
Maylis regarda et toucha l’étroite bande de peau qui n’avait jamais été exposée aux rayons du soleil. Elle eut la très courte impression de connaître une libération, puis Elena lui attacha une autre montre semblable à l’ancienne, équipée de trois boutons minuscules.
« Le bouton de gauche, c’est pour que vous ayez connaissance de vos dons, expliqua l’adjointe. Ils arriveront dès vingt heures et j’espère qu’ils vous encourageront. Les deux autres vous permettront de communiquer avec vos bénéficiaires. Vous pourrez le faire même quand vous serez dans l’arène. Pour avoir des explications supplémentaires, demandez-les à Jared. Il arrive. »